Il y a une dizaine d’années, Martin Jacques traversait Shanghai en taxi avec Gao, une brillante étudiante en sociologie qui devait lui servir d’interprète pour sa rencontre avec le directeur du musée de la ville.
Le taxi peinait à se frayer un chemin dans le trafic et la conversation a fini par digresser sur des sujets moins professionnels, comme l’existence de couples mixtes américano-chinois. L’économiste et historien britannique a cité en exemple un de ces couples avant d’indiquer, en passant, que l’Américain en question avait la peau noire.
La jeune femme a réagi brutalement à la simple évocation de cette mixité raciale. «Elle a exprimé une répulsion physique comme je n’en avais jamais vu auparavant», raconte l’auteur de When China Rules the World – un best-seller mondial prédisant que la croissance effrénée de la Chine nous réserve beaucoup de surprises, pas nécessairement des bonnes. Et que nous avons intérêt à nous y préparer.
Selon l’auteur, le racisme viscéral de cette étudiante destinée à faire partie de l’élite chinoise n’est pas anecdotique. Il est révélateur d’une vision hiérarchique des couleurs de la peau intrinsèque à la culture chinoise. Une réalité qui a peu de chances de changer dans les années qui viennent, selon lui. Et que nous avons intérêt à intégrer à notre perception de la Chine, à mesure que ce pays se hissera au rang de première puissance économique de la planète.
Intellectuel prolifique, Martin Jacques enseigne dans une université de Pékin et à la London School of Economics. Il a publié de nombreux articles dans des journaux. Il en a même dirigé quelques-uns, dont Marxism Today, journal du Parti communiste britannique, dans les années 70 et 80. Et ces jours-ci, il parcourt la planète pour parler de la Chine et de son livre.
De passage à Montréal, à la fin du mois de mars, à l’occasion d’un colloque de l’Université McGill, il a étayé l’essor de la Chine en quelques chiffres coup-de-poing. En 2025, le PNB de ce pays dépassera celui des États-Unis. En 2050, l’économie de la Chine pèsera deux fois plus lourd que celle de l’actuel numéro 1 mondial. L’influence chinoise sera alors telle que le pays dominera la planète, y compris culturellement.
Mais la Chine aura beau se moderniser, elle ne se transformera pas pour autant en une démocratie à l’occidentale, prévient-il. Les Occidentaux qui croient que la modernisation «tirera» la Chine vers un système de gouvernement et des valeurs semblables aux leurs ont intérêt à attacher leur tuque. L’influence risque plutôt de s’exercer en sens inverse. S’il ne se prépare pas à ce tsunami, l’Occident se retrouvera marginalisé et isolé. «La montée de la Chine transformera radicalement le monde.»
L’auteur cite des chiffres phénoménaux: de 2007 à 2012, la Chine a construit 19 700 km de lignes de chemin de fer, 609 000 km de routes, 31 aéroports. L’impact économique de cette formidable poussée sera indiscutable. Mais les valeurs particulières à la Chine l’empêcheront-elles forcément d’évoluer vers un régime plus démocratique? Ses valeurs d’unité, de respect de l’autorité, l’attachement à la grande civilisation chinoise, aux dépens des États-nations à l’occidentale, sont-ils immuables?
«Nous devons être curieux de la Chine, et ne pas la juger», plaide Martin Jacques, alors que nous partageons un café dans un hôtel de Montréal. Mais, du coup, il affirme que les dissidents chinois ne sont pas représentatifs de leur société, et que l’Ouest leur porte une trop grande attention. Faut-il accepter la répression au nom de l’immobilisme culturel? La Chine est-elle forcée de foncer vers la modernité dans un bolide de valeurs séculaires imperméables au changement? Est-elle condamnée au racisme à perpétuité?
On le devine, cet aspect de la thèse de Martin Jacques a ouvert quelques débats musclés. En passant, dans sa traduction chinoise, When China Rules the World a été expurgé de quelques paragraphes traitant de ce sujet délicat, jugés inacceptables par les éditeurs.
Mais en même temps, le livre a le mérite d’attirer l’attention sur une tendance dont on ne prend certainement pas la pleine mesure. Et de nous rappeler que la Chine est une ancienne puissance qui ne fait que reprendre sa place de poids lourd sur la planète. La domination occidentale, elle, date d’il y a quelques centaines d’années à peine. Rétrospectivement, la période où l’Occident dominait le monde pourrait bien devenir une «aberration», une brève parenthèse dans l’Histoire. Ça vaut à tout le moins la peine d’y penser.
– Agnès Gruda